Retour au pays natal

Qu'il soit cahier d'Aimé Césaire
ou énigme romanesque de Dany Laferrière,
chaque retour est une aventure sanguine,
une quête aux racines sous-marines de sa terre,
belle comme l'oxygène naissant,
forte à renverser les mondes aplatis,
accroupie devant la boulimie d'images,
bavarde et muette d'inquiétude, d'amnésie, de faim.
Lumineusement obscure
jusqu'au bout du petit matin...


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vendredi 8 novembre 2013

L'Île-à-Vache (2ème partie)


La face cachée de l’Ile-à-Vache

Par Etzer M. Depestre


Une tonnelle "typiquement haïtienne". (E.D.)

La joie de vivre à l’ombre des cocotiers et  la bombance des lieux de villégiature confortent l’idée que l’Ile-à-Vache est un autre pays. Bien loin d’Haïti ! Son dépaysement total nous éloigne vite des réalités existentielles. Et de fait, la belle île se démarque complètement du charivari de la Côte-des-Arcadins, des plages de Montrouis et de Gelée, de l’aridité de Port-Salut, du contexte trop commercial de Raymond-les-Bains, de Ti Mouillage (Jacmel) et de Labadie (Cap-Haïtien). Sans ôter quoique ce soit à la beauté infinie desdits lieux, ils restent bien ancrés sur Planète Terre. A Haïti-Thomas, l’Ile-à-Vache prélude la cerise sur une coupe de crème-à-la-glace !  
   Pourtant, il ne faut pas être trop curieux. En s’éloignant des rares complexes hôteliers de l’ile, on s’étonne vite de se retrouver dans ce bas-monde et ses clivages socio-économiques. La face cachée de l’Ile-à-Vache, c’est bien Grand sable, Bois Bouton, Madame Bernard, Soulette, Trou Milieu 1, Trou Milieu 2, Dentelle, Ka Kock, Anse Figuier, La Source, Pointe Est, Ravine-à-Pierre, Cocoyer, Grande Plaine, Lafortune, Nan Palmiste, Grande Barrière, Gros Morne, Marée Salée, Pradel, Anse-à-Canaux, Carrefour Citron, Balairase, Anse-du-Four, Barthelemy et Kay-à-l’eau. Il s’agit tout de même de vingt-six bourgades éparpillées sur approximativement 46 km2. Avec leur originalité propre, elles ont toutes une histoire à raconter. Par exemple, Ka Kock a été hanté par un entrepreneur américain, Bernard Kock. Il avait élu domicile précisément à ce lieu que les villageois ont désigné affectueusement Ka Kock (chez Kock). Quand il déménagea à l’autre bout de l’ile, et pour honorer sa femme, leur nouvel habitat a été baptisé Madame Bernard.      
    Entrepreneur en coton très controversé, Kock a vainement tenté de recourir à la main d’œuvre bon marché des Noirs américains qui, par instinct de liberté, voulaient fuir le sud des Etats-Unis après la Proclamation d’émancipation des esclaves par le président américain, Abraham Lincoln, le 1er janvier 1863. Réputé d’accueillir en hommes libres et Haïtiens à part entière tous les esclaves qui s’y rendraient, le pays de Dessalines et de Pétion se destinait pour ce genre d’opération. Fort heureusement, Haïti n’a pas toujours été la terre misérable, infidèle aux idéaux de 1804, qu’elle est aujourd’hui. Le président Fabre Nicolas Geffrard y vit l’opportunité d’honorer la promesse faite à Bolivar par Alexandre Pétion, mais Abraham Lincoln lâcha honteusement le projet qui fondit comme beurre au soleil.


Une petite cabane de pêcheur. (E.D.)

Un repaire de trafiquants de drogue
Madame Bernard, la plus grande bourgade de l’Ile-à-Vache est aujourd’hui un repaire de trafiquants de drogue. D’origine jamaïcaine pour la plupart, ils vivaient en cachette avant d’apparaitre au grand jour dans les années 90, pour finalement avoir pignon sur rue aujourd’hui. D’autres loustics, s’exprimant en langue espagnole, se cachent derrière la nationalité dominicaine pour vaquer à leurs « activités » en toute quiétude, d’après certains notables de la région. Ils appartiennent à un gang armé qui prolifère le bord-de-mer de la principale ville du patelin de Bernard Kock. Certainement, l’absence calculée de toute autorité de l’état leur facilite la tache pour qu’ils s’interposent tout bonnement en véritables «seigneurs» de l’ile. 
   Régulièrement, des vedettes en provenance de leur pays d’origine et d’autres lieux spécialisés du corridor Haïti-Jamaïque-Colombie principalement, viennent y décharger des cargaisons douteuses au vu et au su de tout-le-monde. Et, rarement elles sont interceptées par les services de police, toutes origines confondues. Il existe également d’autres «bases» actives à Ka Kock et Kay-à-l’eau. A Trou Milieu, la population s’est levée comme un seul homme pour chasser des trafiquants qui tentaient d’installer une «base». Récemment, précisément au début du mois de septembre dernier, une tentative fructueuse a mené à l’arrestation de cinq trafiquants d’origine étrangère dûment capturés avec le corps du délit. Transférés à la ville des Cayes, quatre ont été vite libérés sans aucune forme de procédure. C’est bien Haïti: plus ca change, plus c’est la même chose !         
    Quant à la population locale, démunie mais avec un sens inné de l’esprit de famille, elle roule sa bosse à mille lieues de ce genre d’activités. Sa plus vive inquiétude serait plutôt que la construction d’un aéroport international, porte par excellence du pays sur le monde, ne vienne aggraver la situation en facilitant l’arrivée massive de substances illicites et de toute une racaille de bandits de grand chemin. Par voie aérienne, bien sûr. Pour le moment, les transactions de drogue se font à l’Ile-à-Vache comme on vend du maïs moulu au marché de l’Arcahaie. 

Une mare infecte accueille le visiteur à la capitale de l'Île-à-Vache. (E.D.)
                   
Survivre grâce à l’aide humanitaire
Abandonnée depuis toujours par les gouvernements haïtiens successifs, la population de l’Ile-à-Vache survit grâce à l’aide humanitaire dans sa grande majorité. Notre-Dame-de-la-Mer, patronne de l’Ile, accomplit chaque jour des miracles à son œuvre bienfaisante. L’école presbytérale de Kay-à-l’eau témoigne éloquemment de l’apport de l’Eglise Catholique à ce coin perdu d’Haïti. L’orphelinat Sœur Flora, patronnée par «Ile aux enfants d’Haïti», une organisation charitable de l’Hexagone, accueille des jeunes défavorisés des deux sexes. Compassion International, une ONG américaine, soutient logistiquement le Centre d’encadrement d’enfants. Disséminées un peu partout, quatre missions protestantes d’obédience Baptiste procurent l’instruction pour freiner l’exode de la population vers la grande terre. Un centre de santé privé/communautaire procure des soins mineurs aux malades et accidentés. En cas d’extrême urgence, il faut aller en chaloupe ou en voilier à la ville des Cayes, située à une dizaine de kilomètres, pour trouver un hôpital.   
    Quant au gouvernement de la république, qui se bombe le torse en proclamant au monde entier les progrès réalisés sous son égide, il ne procure ni eau potable, ni électricité, aux 20.000 laissés-pour-compte de cette partie intégrante de la population haïtienne. On a omis l’Ile-à-Vache parmi les vingt localités privilégiées qui récoltent d’un terrain de football dans la manne de cinq millions de dollars investis dans le pays. Uniquement sur la terre ferme et aux endroits visibles, bien entendu. En deux siècles d’indépendance nationale, l’ile entière n’a récolté qu’un minable centre de santé pratiquement hors du contrôle du ministère concerné. Aucune correction n’est encore apportée à cette situation atroce mais, on envisage des taxes pour les propriétés vacantes et surtout pour l’abatage des animaux parmi cette population besogneuse. Ces mesures, qui rentreront en vigueur avec la publication du Budget 2013-2014 sur le journal officiel Le Moniteur, visent à tuer la paysannerie, véritable pilier de l’économie nationale. Le président et son premier ministre ne connaissent pas les misères de la paysannerie pour n’avoir jamais vécu véritablement dans l’arrière-pays.  
    Seul rempart de la population, le Comité Général de Développement de l’Ile-à-Vache (COGEDI), est l’un des rares organismes susceptibles de l’accompagner dans sa quête de justice et de développement. Une direction de 3 membres fondateurs coiffe 7 noyaux de 30 membres chacun. Cette initiative, purement locale, aurait de franches coudées moyennant un soutien logistique à la fois indépendant et adéquat. Avec les moyens du bord, venant notamment de puissants organismes internationaux, COGEDI arrive toutefois à tirer son épingle du jeu pour sauver ce qui peut l'être. 

On coupe même les arbres fruitiers. (E.D.)
«Destination touristique Ile-à-Vache», un projet contre-nature
Les belles paroles et les promesses alléchantes venant de différents secteurs gouvernementaux ne suffisent pas pour atténuer le doute qui plane sur la véritable finalité du  projet «Destination touristique Ile-à-vache». Différents précédents encouragent les citoyens à se méfier de toute action d’envergure engagée unilatéralement par l’exécutif au mépris des instances constitutionnelles de contrôle. La tentation totalitaire prend forme également dans les mesures d’expropriation précipitées, nettement arbitraires, qui excèdent proportionnellement celles ordonnées de février 1986 au 14 mai 2011. Dans un contexte déjà fragile, les priorités devraient être accordées à la reconstruction des régions victimes du séisme du 12 janvier 2010.
    L’essoufflement des principales entreprises, tant haïtiennes que dominicaines engagées sur le terrain, est notoire. Celles-ci ne disposent pas assez de ressources pour diligenter autant de projets à la fois. Les poses de première pierre consommées, les chantiers sont pratiquement abandonnés ou périclitent lamentablement. Comme l’attestent les travaux de réfection des trottoirs et de saupoudrage quelques dizaines de kilomètres d’asphalte dans la région métropolitaine, qui ont appelé à la suppléance de sous-contractants incompétents, mal équipés et peu recommandables. Aujourd’hui, c’est l’Ile-à-Vache qui tombe dans ce cercle vicieux qui n’est pas sans bousculer des habitudes de vie tout en faisant planer le spectre d’une kyrielle de maux tels la criminalité et la pollution. 
    Il faut s’étonner que le comité bilatéral Venezuela/Haïti, institué pour approuver les projets financés par les fonds Petro Caribe, ait souscrit délibérément à une telle initiative qui engage des centaines de millions de dollars que les contribuables devront défrayer tôt ou tard. On leurre la population en avançant qu’Haïti paiera en nature sa contribution auxdits fonds. Ce pays peine lamentablement à nourrir sa population pour envisager l’exportation de produits agricoles et autres accessoires qui nous manquent. A moins de s’entêter d’assujettir Haïti aux requins dominicains afin d’enrichir in extremis des entrepreneurs locaux véreux. Les successeurs d’Hugo Chavez se font complices d’une situation d’endettement qui ne concerne nullement le pays réel, ceux qui triment dur pour joindre les deux bouts, les agriculteurs et ces vaillantes femmes qui portent ce pays sur le dos.
    L’industrie du plaisir est volatile et entrainera le pays de Madame Bernard dans le vice pour tomber aussi bas que la Cuba de Batista, avant Fidel Castro. Il est encore temps de sauver l’Ile-à-Vache et surtout sa population qui aspire au travail pour vivre pleinement dans un environnement éradiqué des moustiques, et loin des gangs qui se battent pour un marché contre-nature. Et qu’un gouvernement soucieux du bien-être de sa population doit absolument mettre hors d’état de nuire. Un plan de développement raisonnable vaut mieux que trois parties de poker. Haïti risque d’être un cadavre au départ du gouvernement Martelly/Lamothe.-     
(Haïti-Observateur, du 2 au 9 Octobre 2013)

Un jeune pêcheur. (E.D.)

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