Retour au pays natal

Qu'il soit cahier d'Aimé Césaire
ou énigme romanesque de Dany Laferrière,
chaque retour est une aventure sanguine,
une quête aux racines sous-marines de sa terre,
belle comme l'oxygène naissant,
forte à renverser les mondes aplatis,
accroupie devant la boulimie d'images,
bavarde et muette d'inquiétude, d'amnésie, de faim.
Lumineusement obscure
jusqu'au bout du petit matin...


Afficher mon trip sur une carte plus grande

lundi 4 novembre 2013

L'île à Vache, décrétée Destination touristique 

Abaka Bay vue du large (E.D.)



Bastion d’indigènes menacé d’extinction en Haïti : 
L’Ile-a-Vache revisitée en colonisateur par le régime de Port-au-Prince, après deux siècles d’absence  

Par Etzer M. Depestre

Pire que tous les prédateurs qui semaient la terreur à l’Ile-à-Vache au XVIIe siècle, le gouvernement de Port-au-Prince arrive aujourd’hui en colonisateur à ce coin abandonné du territoire. « Destination touristique Ile-à-Vache », l’ambitieux projet voulant faire de cette région paradisiaque la première destination touristique des Caraïbes, ne se concrétisera pas sans heurter les us et coutumes de ceux qui en seraient les premiers bénéficiaires. Ces derniers n’ont même pas été consultés. Des mastodontes ont déjà ravagé des kilomètres de terres cultivables pour transformer un chemin de campagne en route carrossable. Des centaines de cocotiers, d’arbres fruitiers plus que centenaires, n’ont pas été épargnés par tracteurs et pelles mécaniques. On ne compte plus les hélicos qui charrient prospecteurs et autres investisseurs potentiels dans le ciel bleu et vers les plages cristallines de ce joyau des mers du sud. 
    Avec des kilomètres de sable blanc, une eau limpide à température idéale garantie à l’année, les investisseurs devraient se ruer à l’ancien domaine des pirates d’avant la colonisation d’Hispaniola. Bien sur, dans le sillage de Port Morgan dont le charme dépasse les limites de l’imagination. Et surtout d’Abaka Bay Beach Resort ! Un fond de mer immaculée et une vue surprenante sur cette partie de l’océan charment les plus sceptiques. On peut y rester des heures bouche bée.
    Pas plus tard qu’au mois de mai 2013, une évaluation de la chaine américaine CNN plaçait cette dernière au 57e rang parmi une centaine de meilleures plages du monde. Pour atteindre un tel sommet, les propriétaires ont du certainement consentir d’immenses sacrifices. Pendant de nombreuses années. C’est le prix de l’effort, du travail ardu, de la patience et du professionnalisme qui conduit à cette reconnaissance internationale, la première depuis qu’Haïti disparaissait de ce créneau à la veille du déchoukage (1986).
    Cayo Paradiso, en République Dominicaine, devance Abaka Bay Beach Resort avec la 34e position. Avec plusieurs décennies d’avance dans le domaine, et un investissement nettement supérieur, cette plage la mérite bien. Parvenir au titre pompeux de « Première destination touristique des Caraïbes » ne tombera pas du ciel du jour au lendemain en offrant uniquement le soleil et la mer aux visiteurs. Pour le moment, en l’absence d’un projet concret capable de protéger les derniers indigènes d’Hispaniola, façonner l’imagination et tuer le doute, l’amateurisme prime. Dans le contexte d’un état de droit, une telle initiative, engageant plusieurs centaines de millions de dollars des contribuables, aurait sollicité un débat national avec l’assentiment des Chambres. Et surtout la transparence obligée dans les appels d’offre et l’octroi des contrats. Il s’agit donc d’une opération strictement d’affaires.

Port Morgan, l'une des principales destinations sur l'Ile à Vache (ED)

Deux aéroports séparés de quinze kilomètres
Ceux qui doutent de la faisabilité de « Destination touristique Ile-à -Vache » estiment que l’Aéroport International des Cayes risque de supplanter celui projeté à l’Ile-à-Vache. Mais les deux projets piétinent lamentablement. Lancés en février 2013, les travaux du projet des Cayes connaissent des difficultés dans le paiement des indemnités aux propriétaires qui jonchent la principale artère débouchant à l’Avenue Quatre-Chemins. Selon des officiels de la cité d’Antoine Simon, leurs chèques ont tout simplement rebondi. De ce fait, Estrella, la compagnie dominicaine en charge de l’exécution des travaux préliminaires, adopte un profil bas pour ne pas subir les contrecoups des mécontents. Tout comme les principaux maitres d’œuvre du palais national et de la primature qui jouent sur l’usure du temps.
    A l’Ile-à-Vache, les problèmes sont d’une autre nature. Initialement prévue aux environs d’Anse Figuier, au centre de l’ile, la construction de l’aéroport international et des locaux de douane et d’immigration a été repoussée à l’extrême pointe de l’ile. Une situation ambigüe, due aux titres de propriété, contraint les autorités gouvernementales à transférer le projet d’accueillir de gros transporteurs aériens à Balairase, une localité située entre Pointe-Est et Bois Bouton. Anse Figuier offrait l’avantage d’être au cœur de quatre ou cinq plages potentiellement susceptibles de satisfaire les desiderata des investisseurs. Que ce soit à Source Bombara, Sable Blanc, Anse Figuier ou à La Source, il s’agit de belles étendues de plage de sable blanc unique au monde. Des négociations sont actuellement en cours pour convaincre les propriétaires de se désister. Les villageois, qui vivent depuis plusieurs générations chez-eux ne se résignent pas encore à abandonner leurs positions malgré le décret du président de la république. D’après plusieurs notables de la région, quand il fallait se faire nommer président-a-vie, Papa Doc Duvalier avait banni le paiement de leurs obligations envers l’Administration Générale des Contributions d’alors. De fermiers de l’état, ils sont devenus propriétaires dument légalisés par l’ancien dictateur. L’Ile-à-Vache n’intéressait personne. L’actuel décret présidentiel d’expropriation viendrait renverser la décision de Doc Papa, idole incontestée du président de la république. Ce fameux décret donne des maux de tête à qui veut l’entendre car des citoyens d’origine américaine, canadienne et française notamment, sont propriétaires de la majorité des terrains de plage visés par la présidence qui hésite à désavouer que « Haiti is open for business ».Un slogan qui devient subitement une arme à double tranchant. 

Une coquette petite maison paysanne (ED).

Une ile infestée de moustiques  
Hormis Port Morgan, Abaka Bay Beach Resort et d’autres poches de villégiatures dont le professionnalisme de leurs dirigeants épargne les visiteurs des maux endémiques qui ravagent la majorité des Haïtiens, l’Ile-à-Vache est infestée de moustiques. Grande oubliée de tous les gouvernements, sa population est encore condamnée à subir les affres d’une existence misérable. Partout dans l’ile, de véritables mares infectes multiplient le nombre d’anophèles capables de propager ces maladies endémiques que le SNEM (Service National d’Eradication de la Malaria) avait combattu dans les années 60. Aujourd’hui où l’état est démissionnaire à tous les niveaux, la population est abandonnée à son propre sort, comme d’ailleurs partout dans le pays.
    A l’Ile-à-Vache, les moustiques représentent une véritable calamité que les visiteurs d’un jour remarquent difficilement. Le simple traitement de ces mares aurait épargné nos concitoyens de ces fléaux indignes du XXIe siècle. L’ABC d’un projet viable consisterait prioritairement en l’élimination de ces larves que d’éventuels investisseurs ne manqueront pas de répugner ouvertement. Surtout quand il s’agit de négocier à la baisse. 
    Des dirigeants désintéressés peuvent faire de l’Ile-à-Vache le joyau inespéré d’un paradis retrouvé. Bref, la véritable « Perle des Antilles ». Avec seulement 46 km2, il s’agit pratiquement d’un hameau qui ne demanderait pas de grands investissements à l’état. Une bagatelle dans l’océan Petro-caribe !    

A Nan Coq, petit village de pêcheurs (ED)
                                           
20.000 habitants vivant à l’état primitif menacés d’extinction    
Disséminés à l’intérieur de vingt-six (26) villages, la majorité des habitants de l’Ile-à-Vache vivent pratiquement à leur état premier. Ils sont restés majoritairement loin des soubresauts de la ville. Pour simple exemple, le cochon dit créole évita majestueusement son élimination dans les dernières années du gouvernement de Jean-Claude Duvalier. Des légions de ce fameux cochon sanglier gambadent allègrement dans des mares de boue. On y cultive principalement le manioc, le maïs, diverses variétés de bananes et patates, le petit mil… Les hommes pour la plupart s’adonnent aux activités de pêcherie mais, la coupe systématique des arbres, pour produire le charbon, assure une certaine survie à l’ensemble de la population. Des Madame Sarahviennent régulièrement récupérer des sacs au marché public de Madame Bernard qui ouvre les jeudis. Achetés a raison de 200 gourdes, ces sacs sont revendus 300 gourdes au wharf de cabotage des Cayes. L’absence des autorités dans cette région et surtout l’insouciance du gouvernement à protéger cette merveille de la nature contribue à accélérer la dégradation de l’environnement.        
    Sans aucun système de distribution d’eau potable et voire d’alimentation en électricité, l’Ile-a-Vache reste le dernier bastion d’indigènes d’Haïti. Pourtant, seulement 10 kilomètres la sépare de la grande terre, principalement de la ville des Cayes. Jusqu'à récemment, il fallait aller à la métropole du sud pour trouver des services publics plus ou moins acceptables. Grace à la diligence du Comité Général pour le Développement de l’Ile-à-Vache (COGEDI), la MINUSTHA (Troupes de l’ONU en Haïti) aménagea un abri provisoire pour loger la mairie, une caricature de police nationale et d’autres services à l’état embryonnaire. Il s’agit du seul « édifice » électrifié de Madame Bernard, considérée comme la capitale de l’Ile-à-Vache. Un marché public digne de ce nom est en construction grâce à l’aide bénévole des soldats onusiens.  
   Il faut aller à Madame Bernard pour comprendre le drame de ce pays. Au mépris du bon sens, de toute notion d’hygiène et de salubrité, le centre-ville regorge d’immondices. Une mare nauséabonde occupe tout l’espace de ce qui devrait être une place publique. A première vue, la plus grande « ville » de l’Ile-à-Vache semble être au bout du monde. Nous nous excusons de penser que ce gouvernement, à l’instar de ceux qui l’ont précédé, veut vendre la pauvreté.     
    Justement, à l’Ile-à-Vache, tout est à l’oral. « Ti manman chéri, Ede pep, l’Ecole Gratuite » et d’autres programmes sociaux tonitruants brillent par leur absence. Pourtant, des hélicos débarquent souvent les officiels qui viennent faire des mamours aux villageois pour accaparer leurs terres, depuis que le projet « Destination touristique Ile-a-Vache »l’emporta haut la main face aux concurrents tenaces de la région jacmélienne et Port-Salut, après de cuisants revers enregistrés dans ces agglomérations.  
     Des intérêts inavoués semblent guider le choix de l’Ile-à-Vache pour remettre Haïti sur la carte touristique internationale. Une noble intention qui méprise toutefois les droits des derniers indigènes de ce pays qui doivent être protégés du vice et de la corruption, dénominateur commun du pays de Dessalines et de Pétion. Les abandonner aux casinos et autres effets pervers du soi-disant « développement touristique » serait un sacrilège. 

Haïti-Observateur, 25 Septembre-2 Octobre 2013

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire